«C’est un alignement, c’est quelque chose qui indique que les francophones et les anglophones font quelque chose ensemble. C’est beaucoup plus clair», disait déjà la chef du département de linguistique de l’Université de Toronto et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la variation et le changement du langage de l’Université de Toronto en 2019, Sali Tagliamonte.
Elle avait alors isolé le doublement du sujet chez les anglophones de Kapuskasing, où elle avait tenu des entrevues en 2016. Ce doublement est commun en français oral (études à l’appui, depuis les années 1980), mais moins fréquent en anglais, sauf à Kapuskasing, où 10 % des sujets étaient doublés. Par exemple : «mes parents, ils sont séparés»; «ma compagne, elle est très jolie»; «moi, je vais chez Tim Hortons tous les matins»; «mon père, il fumait la cigarette»…
Sali Tagliamonte avait aussi remarqué l’ajout de mots à la fin des phrases : «En français, on dit «là,» mais les personnes qui parlent anglais au Nord disent «there». Ce n’est pas quelque chose d’anglais.» Elle avait entendu des exemples dès son séjour de recherche à North Bay : «I know man, there, he lives close to the lake, there, and I went to see him the other day, there.»
Cette fois, avec le linguiste Basile Roussel de l’Université de Moncton, la professeure s’est intéressée à l’emploi des variations du futur en anglais, toujours à partir des données recueillies à Kapuskasing en 2016. Ils ont présenté les résultats lors du symposium sur la linguistique LSRL 2022 tenu à l’université Wisconsin-Madison à la fin d’avril.
Le futur converge
«En français, il y a un contraste très important entre le négatif et l’affirmatif, explique-t-elle. En anglais, il n’y a pas d’effet de polarité.» Elle donne des exemples : «“J’irai, je vais… Je ne vais pas aller, je ne vais pas dire”… En anglais, on dit “I will go, I won’t go”.»
Cependant, les jeunes anglophones de Kapuskasing ont intégré cet effet de polarité propre au français dans leur langue maternelle. Par exemple, ils utilisent plus le «will, will not».
Aux yeux de Sali Tagliamonte, il s’agit d’une preuve que ces normes sont internalisées au contact des deux groupes linguistiques. «C’est important, c’est lexical, ce n’est pas superficiel. Ce n’est pas comme un choix de mot, c’est quelque chose de profond dans la grammaire.»
«It’s a shift in language norms», résume Sali Tagliamonte.
Les chercheurs expliquent que «l’alignement est motivé par une symétrie linguistique, sociale et culturelle croissante entre les anglophones et les francophones dans la communauté locale.»
Plus probant chez les jeunes
Avant même l’analyse, l’observation de cette internalisation était probante chez les 25 ans et moins.
Dans des recherches précédentes, Sali Tagliamonte avait fait une observation semblable. En 2019, elle avait fait un parallèle avec le nombre de Kapuskois qui se déclare bilingue, dans le recensement de 2016. «Les anglophones et les francophones deviennent de plus en plus pareils dans leur façon de parler la langue», lançait alors la linguiste avec enthousiasme.
Elle cadrait ces changements linguistiques : «Ça indique qu’il y a convergence avec les populations. Avant, c’était vraiment séparé et c’est évident avec l’analyse.» En somme, les anglophones plus âgés ont une langue plus normée.
Données précédentes
Depuis 2016, Mme Tagliamonte travaille à extraire des données des entrevues réalisées à Kapuskasing.
Dès lors, elle constatait que les anglophones de Kapuskasing parlent comme des francophones. «Je peux l’entendre avec mes oreilles, mais c’est autre chose à démontrer avec des analyses linguistiques», expliquait la linguiste. «Ils se sont approprié des termes. Ils ont fait des accommodements. Ils ont une sonorité très française», observait-elle.
Kapuskasing, mais aussi Sudbury
À sa base, le projet Dialects of Ontario vise à découvrir les variations linguistiques de l’Ontario, du point de vue géographique et générationnel.
Pour ce faire, la chercheuse originaire de Kirkland Lake a réalisé des entrevues dans le Sud ontarien et, depuis 2009, à North Bay, Kirkland Lake, South Porcupine, Temiskaming Shores, Kapuskasing et Parry Sound.
Du 7 au 22 juillet, elle prendra la route vers Thunder Bay et s’arrêtera à Sudbury, Wawa et Terrace Bay en chemin. La linguiste espère rencontrer d’autres francophones pour disposer de données comparatives et déterminer si les tendances remarquées à Kapuskasing sont locales ou régionales.
«À Kapuskasing, ce n’était pas prévu que nous allions interviewer des francophones. Mais la communauté était vraiment engagée. C’était serendipity. Ça a été une mine d’or.»