le Vendredi 6 décembre 2024
le Dimanche 5 novembre 2023 6:30 Éducation

Une nouvelle façon de promouvoir la francisation en engageant enfants et parents dès la garderie

  Photo : Shutterstock
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Sudbury — Le Carrefour francophone de Sudbury lance un projet qui vise à augmenter le taux de francisation dans ses centres de la petite enfance (CPE). L’initiative tend, à terme, à obtenir un engagement de la part des parents pour exposer suffisamment leurs enfants à la langue française à la maison. Si la démarche est accompagnée par un appui en ressources aux familles, elle constitue une future condition d’admission dans les CPE.
Une nouvelle façon de promouvoir la francisation en engageant enfants et parents dès la garderie
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Selon le directeur général et culturel du Carrefour francophone, Stéphane Gauthier, le projet a été décidé à la suite de rapports de sondages faisant ressortir la présence de l’anglais davantage que le français dans ses 11 centres de la petite enfance du Grand Sudbury et de Sudbury-Est, en l’occurrence Saint-Charles et Noëlville.  

Le directeur général et artistique du Carrefour francophone de Sudbury, Stéphane Gauthier 

Photo : Archives Le Voyageur

Le projet a reçu un appui financier de 50 000 $ du Programme d’appui de la francophonie ontarienne.

Au cours des dix dernières années, le Carrefour francophone a fait appel aux services du consultant Denis Bertrand pour avoir un retour régulier des parents sur la qualité des services au sein de ses CPE. 

«Des parents ont manifesté, à plusieurs reprises, leur inquiétude. Souvent, les enfants, suivant leur contexte familial, parlent davantage l’anglais que le français dans les CPE. Ce qui oblige les éducatrices à s’adresser à ces enfants là en anglais. Cela jure du manque de familiarité de l’enfant avec la langue française dans son contexte familial et social. Ce qui peut retarder l’apprentissage du français dans les CPE», explique M. Gauthier.

Pour parer à cette situation, le Carrefour francophone a sollicité, à partir de 2021, l’expertise de la professeure agrégée à l’École d’orthophonie de l’Université Laurentienne, Chantal Mayer-Crittenden, qui mène des recherches en contextes minoritaires depuis des années.

Le consultant Denis Bertrand

Photo : Courtoisie

À la suite d’un travail de prospection qui a duré trois années, menées en collaboration avec le consultant Denis Bertrand, notamment sur l’état de la présence du français dans les CPE, des recommandations ont été formulées au Carrefour francophone. 

«Il y a différents types de clientèles qui fréquentent le Carrefour. Il y a des familles endogames, des familles exogames, des familles issues de communautés culturelles et parfois des familles anglophones. L’une des recommandations était d’obtenir l’engagement des parents à appuyer l’apprentissage du français par leurs enfants en milieu familial et social», indique Denis Bertrand.

Engagement de la communauté 

L’une des autres recommandations était d’engager toute la communauté. «Ce sont des enjeux qui sont vécus par nous tous. Nous savons depuis longtemps que cela prend un village pour élever un enfant et c’est d’autant plus vrai dans un contexte minoritaire», explique Chantal Mayer-Crittenden. 

C’est ainsi qu’un conseil consultatif a été créé, début 2023. Des discussions ont impliqué le Conseil scolaire du Grand Nord, le Conseil scolaire catholique Nouvelon, le Collège Boréal, qui abrite un Centre laboratoire de la petite enfance, et l’Association francophone à l’éducation des services à l’enfance de l’Ontario (AFÉSEO). La Ville du Grand Sudbury y a également désigné un représentant, en sa qualité de bailleur de fonds de la petite enfance.

«Nous avons validé avec la chercheuse un processus de mise en œuvre et on l’a mis à l’épreuve en comité pour aller chercher les financements», souligne Stéphane Gauthier. 

Pour lui, il était important d’impliquer les différents acteurs de la communauté pour que ce ne soit pas perçu comme une démarche visant à exclure ou marginaliser des familles qui n’étaient pas à 100 % francophones. Bien au contraire, il considère que l’approche est «inclusive» en même temps qu’elle est «engageante». 

«Il y a donc ce besoin de conscientiser tout le monde, mais aussi d’honorer notre engagement et notre promesse envers les familles francophones et les familles qui pensent que nous allons être capables de franciser leurs enfants. Cette capacité-là vient avec une responsabilité réciproque. Et il faut que ce principe de réciprocité soit bien compris», précise-t-il.  

Denis Bertrand pense lui aussi que choisir un service francophone dans un contexte minoritaire ne peut pas constituer un «choix innocent». 

C’est une forme de reconnaissance qui vient avec une notion d’engagement. Cela vient avec des attentes de la part des parents, mais aussi avec des responsabilités pour faciliter l’apprentissage continu du français par leurs enfants

— Denis Bertrand

Dans le cas contraire, Stéphane Gauthier n’y voit pas l’intérêt. «Il faut se dire la vérité. Un parent qui n’est pas intéressé par le français, pourquoi devrions-nous lui offrir ce service? Il n’y a rien qui nous oblige à offrir un service à une famille indifférente à la langue française. S’il se trouve des parents qui ont juste besoin d’un service à proximité et pratique, il y a d’autres services», dit-il. 

C’est justement de l’intérêt que le directeur général du Carrefour Francophone exige des parents, dans un premier temps, afin de pouvoir les accompagner et leur offrir la ressource nécessaire. Ce qu’il appelle «un simple engagement».

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La stratégie recherche-action  

Chantal Mayer-Crittenden a établi une stratégie de recherche-action, dans laquelle participent une collègue orthophoniste, deux étudiantes assistantes de recherche, deux étudiantes stagiaires et le consultant Denis Bertrand. Cette partie du projet est, par contre, financée par le Consortium national de formation en santé, volet Université Laurentienne. 

«Nous avons préparé deux formulaires. Le premier pour avoir un aperçu des compétences langagières de l’enfant et le deuxième pour déterminer le montant d’exposition aux langues qu’il reçoit dans son milieu familial et social», fait-elle savoir. 

L’équipe de recherche a tablé sur un minimum de 40 familles volontaires. Des notes d’informations ont été placardées dans les 11 CPE et le nombre des parents qui y ont souscrit a dépassé les prévisions, affirme Denis Bertrand.

La partie recherche vise ainsi à établir un profil pour chaque enfant et pour chaque garderie. «Lorsque nous sommes présents dans les garderies, nous entendons beaucoup parler l’anglais, mais nous n’avons pas de données précises pour l’instant. C’est un peu donc l’objectif de l’approche», confie la chercheuse.

La partie action permettra d’outiller les éducatrices et les éducateurs pour accompagner les parents volontaires, afin qu’ils puissent exposer leurs enfants davantage à la langue française. 

«Dans l’apprentissage de la langue, il y a une partie réceptive qui consiste à regarder la télévision, écouter des chansons, jouer sur des applications, mais cela est insuffisant», avise Mme Mayer-Crittenden.

Pour elle, «la composante expressive et active est tout aussi importante, dans le sens où l’enfant doit participer à des activités sportives et artistiques en français». De même qu’il peut aussi «exercer le français en parlant virtuellement ou en rendant visite plus souvent aux grands-parents, par exemple».  

Formations et ateliers 

Parallèlement, le Carrefour francophone a prévu un programme de formation et d’appui à ses éducatrices et éducateurs. 

Nous allons outiller nos éducatrices et éducateurs pour qu’ils puissent servir de passeurs culturels et de coachs en francisation

— Stéphane Gauthier

La professeure et chercheuse Chantal Mayer-Crittenden 

Photo : Archives Le Voyageur

Il affirme que depuis février dernier, tout le personnel, estimé à une centaine, suit une formation à l’Association francophone à l’éducation des services à l’enfance de l’Ontario (AFESEO). La formation est axée sur l’importance de l’histoire de la présence de la langue française en l’Ontario, la diversité culturelle et linguistique, ainsi que celle des accents. 

Suivra une autre formation sur comment partager les ressources et comment engager les parents dans un service essentiellement de langue française. 

«Les dynamiques linguistiques sont très complexes. C’est une forme de négociation perpétuelle. L’important est de savoir comment établir la base de ces négociations et comment donner le ton de la relation», soutient-il.

Il ajoute : «Il y a un contact direct, permanent et, donc, assez privilégié entre les éducatrices et les parents. Nous opérons dans un milieu particulier et nous allons faire en sorte que nos éducatrices puissent offrir de la sécurité linguistique aux parents, notamment dans leurs échanges quotidiens», poursuit M. Gauthier.

Le directeur général considère que le Carrefour francophone de Sudbury ne peut pas livrer les parents à eux-mêmes dans cette démarche et exiger d’eux une obligation de résultat. C’est pour cela que des trousses pédagogiques, des ateliers de sensibilisation et des approches adaptées seront offerts aux familles. 

«De la même manière que nous nous informons quotidiennement de comment l’enfant a dormi et de comment est son état de santé, nous allons intégrer la question de son bienêtre linguistique», illustre-t-il. 

Échange d’expériences 

Selon Stéphane Gauthier, grâce à leur contact avec l’équipe de recherche de Chantal Mayer-Crittenden, les éducatrices et éducateurs vont être formés à comment évaluer la situation linguistique dans laquelle se trouvent les familles et quelles sont les ressources nécessaires à mettre à leur disposition, en fonction de chaque situation.  

«Le principe est de ne pas avoir une approche à vase clos. Il y a une logique d’apprentissage, d’expérimentation, d’échanges d’expériences et de données, pour voir ce qui fonctionne le mieux», observe-t-il.  

Cette première phase devrait prendre fin en février 2024. «À partir de ce moment-là, nous allons récolter les données et adapter des stratégies pour exposer les enfants le plus possible au français», déclare la professeure Mayer-Crittenden.

Stéphane Gauthier promet de rendre les résultats publics. «Nous croyons que notre modèle sera d’un intérêt certain pour d’autres centres et d’autres régions, qui partagent les mêmes défis», estime-t-il.

Chantal Mayer-Crittenden considère elle aussi qu’il s’agit d’un projet «avant-gardiste». Elle soutient qu’«il n’a jamais été effectué auparavant». 

Si l’approche est réussie, Stéphane Gauthier souhaite l’intégrer dans le curriculum du Collège Boréal, où Carrefour francophone compte des éducatrices et des éducateurs en période de stage et d’observation, au sein de son propre Centre laboratoire de la petite enfance.