Le plus âgé a trois ans et il s’appelle Florian. Il est particulièrement excité ce matin. Nicole Glover, musicienne et coordinatrice de projets à l’Orchestre symphonique de Sudbury (OSS), vient d’arriver. Elle prend place au milieu d’une grande salle vitrée, donnant sur la rue Larch où l’amoncèlement de la neige ajoute à la béatitude des lieux.
Aussitôt, un cercle des Tout-petits se forme autour de Nicole Glover. C’est à cela aussi que servent les comptines et la musique : une bonne routine et de la discipline, fait remarquer la superviseure du CPE de la Place des Arts, Marie Le Floch.
Nicole Glover sort une minuscule guitare de son étui. Elle n’a pas fini sa question que le petit Florian lui nomme l’instrument : Ukulele!
Milo a deux ans et cinq mois. Il veut déjà caresser les cordes de l’instrument. À l’âge de deux ans, il savait faire résonner tour à tour la corde Mi grave et la corde Mi aigu de la guitare de ses parents, tout en imitant les deux sons. Vous pouvez l’écouter ici…
Nicole Glover lance la comptine : «Par la fenêtre ouverte, bonjour, bonjour… et tu t’appelles ?» L’enfant désigné répond : «Théodore». Le groupe des tout-petits reprend en chœur : «Bonjour Théodore». Et le tour du cercle est fait sur la même mélodie. Lorsqu’un enfant hésite pendant quelques secondes, ce sont ses camarades qui se précipitent pour le nommer.
«Cela forge la mémoire des enfants. Ils connaissent même les noms de famille de leurs éducatrices, comme il arrive que deux intervenantes portent le même prénom», explique Marie Le Floch.
La professeure agrégée à l’École d’orthophonie de l’Université Laurentienne, Chantal Mayer-Crittenden, explique que l’apprentissage des comptines chez les tout-petits permet aussi d’améliorer «la motricité, l’attention et la concentration».
L’orthophoniste affirme que «les comptines facilitent l’apprentissage et l’engagement en salle de classe». De même qu’elles «développent l’identité culturelle» chez les enfants.
Partage et camaraderie
Suivra un des jeux préférés des tout-petits. Nicole Glover sort un ballon. Le principe est que chaque enfant le fait rouler jusqu’à l’un de ses camarades. Lorsqu’un enfant veut garder la balle plus longtemps, les éducatrices lui expliquent l’importance de partager avec les autres.
La peluche «Citreuil l’écureuil» surgit d’un sac perlé et en longueur, un peu comme celui des magiciens. Prononcer ces deux noms à la fois n’est pas un exercice facile lorsqu’on est âgé entre deux et trois ans. Portés par l’euphorie du jeu, les tout-petits enchainent sans faute avec «Citreuil l’écureuil», autant de fois que Nicole Glover le demandera.
Une fois l’exercice achevé, les tout-petits, Rowan et Olivia en premiers, se précipitent vers la peluche pour la câliner.
Là encore, Nicole Glover apprend aux enfants à prendre dans leurs bras «l’animal» avec délicatesse et à ne pas le garder longtemps.
«Il y a aussi Berlin le lapin, Pouille la grenouille, Poustichou le mouton, Cali-Ours et bien d’autres peluches dont les enfants ont appris les noms par cœur. Cela les éduque aussi, comme Turlulue la tortue est une peluche qui fait entrer la tête dans sa carapace aussitôt qu’on appuie un peu fort sur la peluche. Les enfants ont fini par comprendre qu’ils doivent s’y prendre délicatement avec elle, s’ils ne veulent pas la voir se cacher», explique Nicole Glover.
Les bons gestes
Les tout-petits apprennent aussi à travers les comptines les bons gestes à avoir pendant l’hiver. C’est le cas avec la chanson «Frotte, frotte, frotte mon nez, pour le réchauffer. La neige tombe sur mes mains, j’ai les mains gelées, hohohoho. Tape, tape, tape les mains, pour les réchauffer». Ils répètent la comptine en tapant des mains sur leurs jambes, suivant la cadence dictée par leur cheffe d’orchestre. Ils l’appellent tout simplement Nicole. Elle en est ravie.
«Les enfants sont connus, par exemple, pour ne pas aimer se moucher le nez. Nous leur avons appris à chanter une comptine réservée à cet effet et ils le font maintenant sans hésitation aucune, lorsque leurs éducatrices ou leurs parents leur demandent de le faire», ajoute-t-elle.
Une autre comptine qui permet aux éducatrices de ne plus aller chercher les enfants individuellement pour les convaincre à se mettre à la table du diner : «À table, à table, les grands et les petits. À table, à table, à tous bon appétit. Merci. Vous aussi.»
«Depuis que nous leur avons appris cette comptine, ils rejoignent la table du diner volontairement, dans la joie et la bonne humeur. Cela est valable aussi pour changer leurs couches. Nous observons chez eux une continuation tous les jours de ce qu’ils apprennent pendant leur séance d’initiation aux sons », affirme Marie Le Floch.
Ne manquez rien de ce que nous publions sur le site.
Le Voyageur offre une vue d’ensemble de la francophonie et de la vie dans le Nord-Est de l’Ontario.
La magie du violon
Anne-Marie Perran Jutras, assez discrète depuis le début de la séance, sort son violon. Son tact et ses petites attentions envers les enfants laissaient jusque-là croire qu’elle était une des éducatrices du CPE. Surprise : elle est coréalisatrice du projet Éveil musical, en sa qualité de musicienne-violoniste et membre du Conseil d’administration (CA) de l’OSS.
C’est Charlie qui se précipite la première vers le violon. Elle a deux ans et demi et elle est complètement fascinée par cet instrument. «Elle est calme dans son coin, mais dès qu’elle voit le violon, elle bondit de sa place et court pour le saisir la première», raconte Mme Le Floch.
Anne-Marie Perran Jutras se tient debout au milieu de la pièce et entame une gigue. Les enfants dansent au rythme de son archet. Ils agitent leurs foulards en couleurs tantôt vers le haut, tantôt vers le bas, suivant les notes si elles sont graves ou aigües.
«Le jeu de foulards permet d’accentuer ce que l’enfant entend, comme il y a une action qui vient avec le son. Nous allons dans les écoles et nous avons des enfants de six et sept ans qui ne font pas la distinction entre les notes graves et aigües. Voir, par exemple, l’ouïe de Milo déjà éveillé à son âge, au point d’en faire la différence, c’est quelque chose de très positif», relève la coréalisatrice du projet.
Genèse du projet
Anne-Marie Perron Jutras a codéveloppé le projet Éveil musical à la suite de sa prise de contact avec Jonathan Bolduc, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en musique et apprentissage. Il dirige le laboratoire Mus-Alpha à l’Université Laval de Québec où il mène des recherches visant à documenter l’impact de l’éducation musicale sur le développement global de l’enfant.
«Ma fille était enceinte et je voulais l’accompagner dans l’éducation et l’éveil de son enfant. C’est de là qu’est parti le projet. C’était une démarche individuelle, puis je me suis dit pourquoi pas la généraliser et partager avec la communauté», confie-t-elle.
Elle affirme qu’avec la fermeture du programme de musique à l’Université Laurentienne, la covid, le manque d’enseignants et de musique dans les écoles, son inquiétude était de voir les enfants de la communauté prendre beaucoup de retard en la matière.
L’Orchestre symphonique de Sudbury a fini par commander une étude du marché à une étudiante pour savoir quelle était la situation de l’éducation musicale à Sudbury. C’était en 2019-2020. «C’est là que nous avons observé un important recul en la matière», assure-t-elle.
Avec l’implication de Jonathan Bolduc, le projet Éveil musical a été introduit dans les écoles du Conseil scolaire catholique du Nouvelon à partir de l’année scolaire 2020-2021.
«Le but n’est pas seulement d’initier les enfants à la musique. Il s’agit aussi de donner un aspect orthophonique à la musique, dans un contexte minoritaire», précise-t-elle.
La chercheure Chantal Mayer-Crittenden confirme justement que les comptines favorisent l’«acquisition et le maintien de la langue française chez les enfants en milieu minoritaire»,
Elle insiste aussi sur le type de chansons à choisir pour les enfants. Elle les énumère dans une capsule réalisée avec son étudiante Amélie Albert, titulaire déjà d’un baccalauréat et qui poursuit sa maitrise en orthophonie. La capsule Les bienfaits des chansons et des comptines ainsi que leur importance et est disponible sur YouTube.
C’est ainsi donc que Mme Perron Jutras a eu l’idée d’adapter le programme à la petite enfance.
Fin avril 2022, le Carrefour Francophone de Sudbury organisait une journée portes ouvertes autour de la Place des Tout-petits. Elle s’est présentée avec Nicole Glover pour présenter le projet. Le directeur général et artistique du Carrefour francophone, Stéphane Gauthier, a été séduit. «Nous avons embarqué sur le champ, comme l’initiation des tout-petits à la musique était déjà inscrite dans la vision globale du Carrefour», note-t-il.
Deux mois plus tard, en juillet 2022, a commencé l’aventure musicale des tout-petits de la Place des Arts.
Ce que disent parents et experts
Marie-Pierre Proulx est la maman d’Émile. Il a 15 mois et il est inscrit au CPE de la PdA depuis septembre 2023. Au bout de trois mois, elle voit déjà la différence. «Nous observons qu’il est déjà assez curieux par rapport aux sonorités. Dès qu’il entend des percussions ou un instrument, il réagit. Nous sentons qu’il est très sensible à la musique», témoigne-t-elle.
Émile ne parle pas encore beaucoup. Cependant, sa maman a remarqué une évolution chez son enfant par rapport à la compréhension de son entourage. «Il commence à faire des associations entre le son et un objet, une image ou une personne», fait-elle savoir.
Anne-Marie Perran Jutras et Nicole Glover viennent de développer un Guide d’éveil musical destiné aux parents des tout-petits. L’objectif est de créer une expérience familiale et prolonger l’initiation aux sonorités à la maison.
«De retour chez eux, les enfants vont souvent fredonner ce qu’ils ont appris à la garderie. Leurs parents peuvent alors consulter le guide et chanter avec eux les comptines, suivant le mode d’emploi que nous leur conseillons», souligne Nicole Glover.
Chantal Mayer-Crittenden applaudit la démarche. «Je crois que c’est une très belle idée. Plus l’enfant voit que son parent est impliqué dans sa vie scolaire, mieux c’est. Rodrigue Landry, directeur de l’Institut canadien de recherches sur les minorités linguistiques, a donné le terme francité francoscolaire à ce concept», mentionne-t-elle.
Vers la généralisation du programme
Le Guide pourra aussi servir aux éducatrices, puisque Stéphane Gauthier a l’ambition de généraliser le programme Éveil musical à travers tous les CPE du Carrefour Francophone.
«Nous allons nous réunir bientôt pour étudier les possibilités et la démarche à suivre. Cela passe nécessairement par la formation de nos éducatrices en musique», soutient-il.
Anne-Marie Perran Jutras se veut rassurante à ce propos : «Nous n’avons pas besoin d’être musiciens pour éveiller les enfants à la musique. Tous les éducateurs et éducatrices peuvent le faire. Puis, nous comptons amener à l’avenir et de façon régulière des musiciens pour présenter à chaque fois un nouvel instrument aux tout-petits.»
La preuve est qu’en plus des éducatrices du CPE de la PdA, même Stéphane Gauthier a été initié au violon vers la fin de la séance. En se relevant de son tabouret, le petit Florian lui demande la permission de câliner sa tuque. Stéphane Gauthier se penche vers lui. C’est alors que le petit garçon lui ôte complètement sa tuque. Il l’a bien eu le petit malin! Des éclats de rire se répandent dans la salle.
Comme il est toujours difficile de siffler la fin de la récréation avec les enfants, les deux animatrices ont prévu une petite comptine pour la circonstance : «Fini, Finito les instruments, range les jouets, range les jouets…».
Le petit Rowan lâche le ukulele qu’il explore depuis un moment. Charlie et Olivia suivent des yeux le violon que Anne-Marie Perran Jutras range dans la petite valise. Mika court vers la porte dont la sonnette entonne Mi Sol. Une tonalité que connaissent bien maintenant les enfants. Mais fausse alerte. Ce n’était pas papa et maman.