Les garderies à 10 $ devraient permettre à des milliers de Canadiennes de renouer avec le marché du travail, mais encore faut-il que les libéraux à Ottawa soient en mesure de créer les 250 000 places supplémentaires promises dans leur plateforme électorale. En milieu francophone minoritaire, la pénurie de main-d’œuvre sans précédent pourrait contrecarrer leurs plans.
Avant même la naissance, c’est l’un des casse-têtes auxquels doivent s’astreindre les parents francophones hors Québec : trouver une garderie en français pour leur futur bébé. Dès l’accouchement, de nombreuses femmes vivent dans l’angoisse de ne pas décrocher une place et d’être contraintes de choisir entre enfant et carrière.
À cet égard, le lancement d’un système public pancanadien de garde d’enfants à 10 $ par jour, prévu d’ici à 2026, constitue une révolution.
C’est particulièrement vrai à l’heure où la COVID-19 a accentué les inégalités de genre. Depuis le début de la pandémie, 16 000 Canadiennes ont ainsi quitté les rangs de la population active.
Jusqu’à présent, l’absence de services de garde publics ou le manque de places imposaient de facto aux femmes de choisir entre rester chez elles ou payer des structures privées aux tarifs parfois prohibitifs, allant jusqu’à plus de 1600 $ par mois à Toronto.
«C’est souvent la deuxième hypothèque des ménages. Réduire les couts est une excellente chose, ça va permettre le retour des parents et en particulier des femmes sur le marché du travail», salue le directeur général de l’Association régionale de la communauté francophone de Saint-Jean (ARCf) au Nouveau-Brunswick, Michel Côté. Les deux centres de la petite enfance (CPE) de l’ARCf accueillent près de 400 enfants.
«C’est l’hécatombe»
Dans son budget fédéral 2021, Ottawa a annoncé la création de 250 000 nouvelles places au pays. Si personne ne sait combien seront réservées aux francophones en milieu minoritaire, les ambitions du gouvernement fédéral se heurtent à deux autres obstacles majeurs : le manque d’espace et la pénurie criante de main-d’œuvre dans le secteur.
«C’est l’hécatombe, surtout qu’avec la crise sanitaire on a perdu de nombreux éducateurs qui se sont reconvertis et ne reviendront pas», confirme le directeur général de la Commission nationale des parents francophones (CNPF), Jean-Luc Racine. «Comment créer des places additionnelles si nous n’avons pas assez de personnel?»
De nombreux établissements ayant du mal à pourvoir des postes réputés peu payés et peu considérés sont obligés de refuser des familles et les listes d’attente s’allongent. Selon une étude menée en 2019 par le Réseau de développement économique et d’employabilité Canada (RDÉE Canada), 9500 jeunes francophones étaient inscrits sur les listes d’attente des 745 services de garde en français existants hors Québec et plus de 2500 travailleurs qualifiés supplémentaires auraient été nécessaires.
En Colombie-Britannique, une vingtaine de garderies francophones sont capables de prendre en charge près de 450 enfants. Marie-Andrée Asselin, directrice générale de la Fédération des parents francophones de la Colombie-Britannique (FPFCB), témoigne toutefois d’une explosion des demandes impossibles à suivre. «Dans certains centres, des centaines de familles espèrent une place», rapporte la responsable.
Miser sur l’immigration et la mobilité interprovinciale
La situation désespère Michel Côté au Nouveau-Brunswick : «Un seul enfant sur une liste d’attente est une catastrophe; il aura beaucoup plus de chances de perdre sa langue et de se retrouver assimilé dans le système anglophone.»
Le gouvernement de Justin Trudeau s’est engagé à embaucher 40 000 éducateurs et éducatrices supplémentaires. Comment remporter cet ambitieux pari?
Pour le gestionnaire en développement économique et des partenariats au RDÉE Canada, Paul Muamba, la réponse est claire : «On doit miser sur l’immigration francophone et la mobilité interprovinciale.»
L’expert prévient toutefois que favoriser l’embauche à l’international reste une gageüre, tant les barrières sont encore nombreuses. Les difficultés de reconnaissance des acquis et des diplômes obtenus à l’étranger constituent le premier frein. Des éducatrices avec une longue expérience dans leur pays d’origine sont contraintes de refaire des études au Canada, parfois à leurs frais.
Revaloriser le métier
Un autre obstacle, c’est le véritable malström administratif auquel sont confrontés candidats à l’installation et employeurs. Les processus d’immigration, extrêmement compliqués, se révèlent être «un fardeau» selon Michel Côté, qui «dissuade» les directions de se tourner vers l’extérieur du pays.
Pourtant, le recrutement à l’international peut fonctionner. À l’Île-du-Prince-Édouard (Î.-P.-É.), 26 éducatrices viennent de l’étranger. Au Yukon, elles sont une vingtaine. Et au sein des CPE de l’ARCf au Nouveau-Brunswick, 40 % des salariées sont des immigrantes.
Afin de retenir les éducatrices sur le long terme, la revalorisation du métier est également essentielle. Il s’agit d’améliorer les salaires, mais aussi les conditions de travail et les avantages sociaux.
Les huit provinces qui ont signé des ententes avec Ottawa pour des garderies à 10 $ avancent en ordre dispersé sur la question. Certaines prévoient augmenter les salaires grâce aux financements fédéraux, d’autres de mettre sur pied un fonds de pension. «On aurait besoin d’une stratégie nationale», réagit Jean-Luc Racine de la CNPF.
Aux yeux de Paul Muamba, la reconnaissance ne doit pas être seulement financière : «Il faut revaloriser l’image d’une profession clé pour la construction culturelle et linguistique des plus petits», insiste-t-il.
Des solutions innovantes dans la francophonie minoritaire
Face à ces défis de recrutement, les organismes francophones sont à la recherche de solutions innovantes pour gagner en efficacité et ainsi augmenter leur capacité d’accueil. L’objectif : 2500 places supplémentaires d’ici à 2023, selon Jean-Luc Racine.
À l’Î.-P.-É., en Ontario et en Alberta, les services de garde ont d’ores et déjà mis en commun leur gestion administrative et leur comptabilité. En Alberta, 176 places ont ainsi vu le jour en trois ans, sans aucun financement public.
Un tel système, encore en discussion au Nouveau-Brunswick et au Manitoba, est en train d’être constitué en Colombie-Britannique, sous la houlette de la FPFCB. «Le fonctionnement des établissements est plus optimal, le personnel peut se concentrer sur l’éducation en français», se félicite Marie-Andrée Asselin.
La CNPF a également monté en avril 2020 une entreprise sociale, Éconocoop, au service des garderies du pays. Plateforme d’achats groupés, logiciel de gestion, calculateur en ligne à même d’évaluer les situations financières, fonds de pension; autant de programmes qui visent à générer des économies d’échelle et à créer de nouvelles places.
De son côté, le RDÉE Canada a lancé en 2016 l’Initiative entrepreneuriale en petite enfance afin d’aider les garderies à dégager des bénéfices supplémentaires et à augmenter les salaires. À ce jour, le projet a permis la création de 80 emplois et 400 places.