le Mercredi 13 novembre 2024
le Dimanche 18 février 2024 6:44 Société

Reesor Siding : Une grève, une fusillade et des accusations en 1963

Le procès pour rassemblement illégal se déroule au cinéma Strand de Kapuskasing, aucune autre salle n’étant assez spacieuse pour accueillir autant de personnes.
 — Photo : Fonds Bernard Levesque, Centre d’archives de la Grande Zone argileuse.
Le procès pour rassemblement illégal se déroule au cinéma Strand de Kapuskasing, aucune autre salle n’étant assez spacieuse pour accueillir autant de personnes.
Photo : Fonds Bernard Levesque, Centre d’archives de la Grande Zone argileuse.
Le Voyageur propose une version condensée de l’article lauréat du Prix Michel-Prévost – soit 20 % de l’article original. Le texte complet est publié dans le magazine Le Chaînon, édition de l’été 2023. La présente version a été approuvée par l’auteure et est reproduite avec l’autorisation du Chaînon.
Reesor Siding : Une grève, une fusillade et des accusations en 1963
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Les grévistes accusés doivent se présenter au quartier temporaire de la PPO, situé à l’hôtel Kapuskasing Inn de Kapuskasing. 

Photo : Fonds Lumber and Sawmill Worker's Union, Centre d’archives de la Grande Zone argileuse

Dans la nuit du 10 au 11 février 1963, une fusillade fait trois morts et huit blessés à Reesor Siding, un embranchement ferroviaire situé entre Mattice et Opasatika. Des bûcherons, membres du chantier coopératif Val Rita-Harty-Hallebourg, ouvrent le feu sur des grévistes.

Direction Reesor Siding

Depuis le début de la grève, le 14 janvier 1963, des bûcherons non syndiqués empilent le bois qu’ils ont coupé un peu partout dans la région, en attendant qu’il soit transporté vers l’usine de la Spruce Falls à Kapuskasing, où a éclaté le conflit de travail. Les grévistes se promènent en groupe, généralement la nuit, et défont par la force du nombre ces cordes de bois afin de les empêcher de se rendre à la papetière. 

Le climat devient de plus en plus hostile. 

Au cours de la soirée du 10 février, les grévistes apprennent que les négociations avec leur employeur sont rompues. Deux policiers remarquent alors que 52 voitures quittent Opasatika, avec plusieurs personnes à leur bord. Une cinquantaine de voitures en provenance de Kapuskasing rejoignent bientôt le convoi qui se dirige vers l’ouest, en direction de Reesor Siding. 

À cet endroit, les cordes de bois du Chantier coopératif de Val Rita-Harty-Hallebourg sont empilées. Les membres de la Coop montent la garde. Douze policiers surveillent cette région 24 heures par jour.

En cette fin de soirée du 10 février, quand les grévistes sortent de leurs voitures à Reesor Siding, les policiers tentent sans succès de les convaincre de rebrousser chemin. 

La fusillade

Devant des grévistes qui avancent, les membres de la Coop ouvrent le feu. Pendant la fusillade qui dure quelques minutes, on estime qu’environ 75 coups de feu se font entendre. Une fois la fusillade terminée, les policiers reprennent le contrôle de la situation. Ils constatent que deux d’entre ceux qui gisent par terre sont décédés. Il s’agit de Fernand Drouin, 27 ans, et d’Irénée Fortier, 25 ans. Son frère Joseph Fortier, 35 ans, se trouve dans un état critique. Il succombe à ses blessures à l’hôpital de Kapuskasing. 

Les accusations

Les hommes de la Coopérative sont alors arrêtés et transportés à la prison de Kapuskasing. Ils sont accusés d’avoir tiré avec l’intention de blesser contrairement à l’article 216 du Code criminel canadien. On les libère ensuite moyennant un cautionnement de 500 $ pour le groupe. Le lendemain, le procureur de la Couronne dépose des accusations de meurtres non prémédités pour les meurtres de Fernand Drouin, Irénée Fortier et Joseph Fortier. Tout compte fait, 20 membres de la Coop feront face à la justice. 

Le 12 février, un mandat d’arrestation est émis envers les 250 grévistes dont les noms ont été recueillis par les policiers après la fusillade. On les accuse de participation à une émeute. Dans les jours qui suivent, deux policiers bilingues reçoivent les déclarations des accusés, qui sont ensuite graduellement transportés par autobus scolaire à la prison de Monteith. Ils sont libérés le 15 février, moyennant un cautionnement de 200 $ chacun.

«Cette grève se classe comme la plus violente de l’histoire syndicale canadienne. Jamais auparavant un nombre aussi élevé d’accusés n’avait comparu en même temps et pour les mêmes accusations devant un tribunal; jamais un groupe de vingt personnes n’avaient chacune fait face aux trois mêmes accusations de meurtres non prémédités.»

— Danielle Coulombe, historienne.

Après avoir déposé leur témoignage, les grévistes sont conduits à la prison de Monteith.

Photo : Fonds Lumber and Sawmill Worker's Union, Centre d’archives de la Grande Zone argileuse.

Le procès des grévistes

Le 15 avril, les 250 grévistes accusés d’émeute se présentent devant le tribunal. Lors de cette première audience, des accusations de rassemblement illégal s’ajoutent à celles d’émeute. La Couronne et la Défense s’entendent pour laisser tomber ces accusations de rassemblement illégal envers 65 des accusés, de même que 63 des accusations de participation à une émeute, faute de preuve suffisante. 

Dans le verdict du juge S.W. Gardner, 138 des accusés sont trouvés coupables de rassemblement illégal, alors que 32 accusés reçoivent un verdict de non-culpabilité, faute de preuves. Il condamne les personnes trouvées coupables à payer une amende de 200 $ chacun ou à trois mois de prison. Il ordonne ensuite l’abandon des accusations pour participation à une émeute. 

Le procès des indépendants

L’enquête préliminaire qui se déroule du 1er au 3 avril porte uniquement sur l’accusation de meurtre non prémédité de Fernand Drouin, émise envers un des dirigeants de la Coopérative, P. E. Coulombe. Il est entendu que, si l’accusation est maintenue à son endroit, elle s’appliquera à tous les accusés et concernera non seulement le meurtre de Fernand Drouin, mais également ceux des frères Fortier. C’est ce qui arrivera.

Le juge Gardner considère qu’il s’agit d’une des causes judiciaires les plus difficiles qu’il ait entendue, «not from the angle of facts but from the angle of law». Il affirme que les membres de la Coop avaient le droit de charroyer et d’empiler leur production de bois. La PPO connaissait leurs activités et avait entrepris de les protéger, mais cette protection ne s’est pas avérée adéquate. Quant au droit de défendre la propriété, le juge indique que la jurisprudence a établi qu’il y a une limite à la force qui peut être utilisée pour assurer cette défense. Puisqu’ils n’avaient pas à être à Reesor Siding ce soir-là, il est évident qu’ils ne se sont pas armés pour protéger leur vie, mais bien pour s’entraider à protéger leurs cordes de bois.

Après deux jours d’audience, le grand jury détermine qu’il s’agit d’un «non bill», faute d’éléments de preuves suffisants pour inculper les accusés. En bout de ligne, trois des accusés plaident coupables à une accusation réduite de possession d’armes dangereuses et sont condamnés à une amende de 100 $ chacun.

Conclusion

Si la conclusion du grand jury à l’automne 1963 met fin aux procédures judiciaires liées à la fusillade de Reesor Siding, les tensions qui divisent la population depuis janvier 1963 ne diminuent pas pour autant. Au contraire! 

Pour le syndicat et ses membres, «justice n’a pas été faite».