Président du CA du Conseil des Arts du Canada depuis 2020, son essai Unreconciled est sur la liste des meilleurs vendeurs. Il y défend le principe de vérité envers les Premières Nations plutôt que celui de la réconciliation.
Dans cette interview accordée au Voyageur après la discussion, celui qui a été critique de cinéma pendant 20 ans à la CBC explique comment et pourquoi l’industrie cinématographique continue d’exclure les peuples autochtones des décisions liées à la diffusion et à la transmission de leur histoire. Aussi, comment le cinéma continue de heurter les sensibilités des Premières Nations en leur volant leur humanité.
Le tout nouveau film de Martin Scorsese, Killers of the flower moon, l’illustre parfaitement, aux yeux de Jesse Wente.
Le Voyageur : Pourquoi insistez-vous sur la réappropriation et l’écriture de l’histoire des autochtones par les autochtones, notamment pour la réalisation des films?
Jesse Wente : Le colonialisme requiert le remplacement des anciennes histoires par de nouvelles histoires. Le colonialisme a besoin de créer un mythe national pour sa propre légitimité. Et ce mythe — que vous parliez du Canada, des États-Unis, de la Nouvelle-Zélande, de l’Australie… — est toujours construit au détriment des autochtones. En Afrique, c’est la même chose.
Dans le capitalisme, il y a un marché pour ces histoires, parce que les gens sont intéressés par l’origine des choses. Il faut se rappeler que le cinéma en Amérique du Nord s’est développé en même temps que le pays. Alors les mythes du Canada et des États-Unis ont été développés pendant que le cinéma se développait. Les films sont devenus la principale façon de propager le mythe américain à travers le monde.
Les westerns sont le seul véritable genre cinématographique inventé par les Américains. Parce que c’est l’histoire de leurs origines. C’est leur mythe de création. Comme les Anishinaabes ont leur mythe de la création de l’Ile de la Tortue.
La «destinée manifeste» est le mythe de la création des États-Unis. Au Canada, c’est la doctrine de la découverte, que l’Église s’est installée ici en disant qu’il n’y avait personne.
Et le fait que nos histoires sont transmises oralement les rend plus faciles à voler. Mais notre histoire n’est pas seulement orale. Il y a des pétroglyphes, très près de Sudbury, dans ma communauté. Nous avons peint notre histoire sur les pierres. Vous pouvez trouver notre histoire tissée dans celles-ci. Alors nous avions plusieurs façons d’enregistrer et de transmettre nos histoires. Ce n’était simplement pas en lettres ou symboles connus des colons.
Est-ce que les autochtones ont aujourd’hui leurs propres moyens pour faire des films et raconter leurs histoires?
Il faut savoir qu’une grande partie de l’industrie cinématographique du Canada est appuyée par les fonds publics. Quand l’Office national du film (ONF) du Canada a été créé en 1939, les Autochtones n’avaient même pas le droit de voter. Nous n’avions pas le droit de nous rassembler en groupes de plus de sept personnes. Nous n’avions pas le droit d’avoir des avocats. Aucune chance alors d’être responsable de productions cinématographiques.
L’ONF a été créé comme un instrument de propagande pour le gouvernement. À la fois pour raconter l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, mais aussi pour raconter l’histoire des Premières Nations aux Canadiens et aux Autochtones. Saviez-vous que le l’ONF montrait des westerns aux enfants dans les pensionnats autochtones? C’était pour qu’ils se voient comme les autochtones de ces westerns.
On nous a donc largement empêchés de contribuer à quoi que ce soit dans le développement de l’industrie audiovisuelle et des organismes qui ont été créés.
De plus, à l’époque, l’appropriation culturelle faisait partie des lois. Une loi a été adoptée au Canada en 1884, nommée Interdiction du potlatch, qui interdisait la célébration de nos cérémonies et de nos danses, ce qui est une autre façon de raconter nos histoires. Il est donc devenu illégal pour nous de raconter nos histoires dans nos communautés. C’était passible d’une peine d’emprisonnement.
Vous pouviez, par contre, raconter ces histoires à un auditoire blanc. C’était encore plus facile si c’était un blanc qui racontait l’histoire à un auditoire blanc. Tous nos artéfacts de cérémonie, nos masques, nos totems et nos coiffes ont été saisis sous cette loi et mis dans les musées partout dans le monde. Leurs histoires sont racontées par des personnes non autochtones.
Ce n’est donc pas seulement une question de moyens financiers?
Nous militons, pour presque toute ma vie, pour avoir accès aux moyens de production. Pas seulement pour obtenir du financement, mais aussi pour le pouvoir de prendre des décisions, afin de déterminer qui obtient le financement et comment il est distribué.
Nous avons établi le Bureau de l’écran autochtone pour être en contrôle. En collaboration avec Téléfilm Canada, le Fonds des médias du Canada, l’ONF et la CBC… Ils ont collaboré pour nous aider à démarrer, mais je dirais qu’une des raisons pour lesquelles ils l’ont fait, c’est parce qu’ils admettent en quelque sorte qu’ils n’allaient jamais vraiment le faire eux-mêmes. Ils avaient besoin de quelqu’un pour le faire pour eux.
Vous avez soutenu lors de la causerie que le nouveau film de Martin Scorsese, Killers of the flower moon, ne vous représente pas. Pourquoi?
Le film ne raconte pas vraiment l’histoire des autochtones Osages. Il raconte l’histoire des blancs qui les ont croisés. Pour moi, c’est très proche d’une histoire de mafia, le genre de films que Martin Scorsese a souvent fait. Dans ce film, le crime organisé est le colonialisme. Alors ça ne raconte pas l’histoire de notre point de vue. Ils la racontent de leur point de vue. Nous sommes un peu des personnages en arrière-plan.
Prenons comme exemple le personnage principal de Molly. Elle est surtout comateuse pour une grande partie du film. Alors je ne sais pas si je connais aussi bien son histoire que celle du personnage joué par Leonardo DiCaprio. C’est surtout une histoire à propos de la création du FBI et du colonialisme. Au mieux, il propose aux non-autochtones de se regarder dans un miroir et de reconnaitre ce qui s’est passé. Mais il ne nous redonne pas nécessairement notre pleine humanité en retour.
Un autre exemple dans le film?
Une autre raison pour laquelle je peux dire que ce n’est pas notre histoire est la façon dont il dépeint la violence contre les femmes autochtones. Le film est extrêmement violent envers les femmes autochtones. C’est un film à propos de la violence contre les femmes autochtones. Je peux affirmer que ça n’a pas été produit par des Autochtones, parce que le film présente cette violence sans compassion pour celles et ceux qui ont à le regarder. Si des Autochtones avaient été impliqués dans la prise de décision pour ces scènes, il n’y aurait eu aucune chance qu’ils auraient montré cette violence à l’écran de cette façon.
Je crois qu’en reprenant le contrôle de la façon dont on raconte nos histoires, nous pourrons aussi penser à notre auditoire. Qui sont-ils et comment ils vivront l’expérience. Si vous faites un film pour nous, savez-vous comment nous allons en faire l’expérience ou êtes-vous en train de le deviner? Le problème, c’est que si vous n’êtes pas un de nous, vous ne pourrez jamais savoir comment nous le recevrons. Nous voulons nous voir à travers nous même.