le Mardi 15 octobre 2024
le Mercredi 31 janvier 2024 15:03 Économie et finances

La fin du rêve de Carte Blanche Films?

Sudbury — La maison de production franco-ontarienne Carte Blanche Films Inc. s’est placée sous la protection de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité à la fin septembre 2023. Plus d’un évènement semble avoir entrainé les difficultés financières de l’entreprise qui s’est fait connaitre par ses séries filmées à Sudbury, comme Météo+ (2008) et Amélie et compagnie! (2017). Plusieurs membres de l’équipe de production de la série jeunesse La petite mairesse, aussi filmée à Sudbury, n’ont pas encore été entièrement payés.
La fin du rêve de Carte Blanche Films?
00:00 00:00

Des défis personnels pour la présidente/productrice exécutive de Carte Blanche Films, Tracy Legault, sont avancés dans des documents publics sur le site de BDO Canada comme ayant eu un impact sur l’entreprise. Pendant la pandémie, elle a dû s’occuper d’une situation familiale «qui lui demandait d’être présente physiquement et émotivement à la maison. Par conséquent, elle était incapable de se concentrer sur les affaires de CBF. L’entreprise a commencé à prendre du retard sur ses paiements», peut-on lire (traduction libre).

Ces documents donnent un aperçu global des difficultés financières de Carte Blanche Films (CBF) et de la chronologie des évènements. 

Le premier écueil est survenu en septembre 2021. 9678883 Canada Inc., une filiale créée par CBF et qui détient les droits de la deuxième saison d’Amélie et compagnie!, contestait le refus de l’Agence du revenu du Canada (ARC) de lui accorder un crédit d’impôt pour la production. À cette date, la décision finale est rendue : le crédit d’impôt est bel et bien refusé. La raison n’est pas identifiée dans la documentation.

Le montant du crédit d’impôt est inconnu, mais 9678883 Canada Inc. n’a pas les fonds nécessaires pour payer une dette de 219 992 $. La Banque Nationale est de loin le plus important créancier ici.

Deux mois plus tôt, le tournage de la série La petite mairesse commençait à Sudbury. Les difficultés financières ont rapidement rattrapé la production. Une deuxième filiale de Carte Blanche, CB-LPM Productions Limited, détient les droits pour cette série. Sa dette est beaucoup plus importante : 1 082 531 $.

La liste des créanciers contient près d’une centaine de noms — incluant des membres de l’équipe de production, des acteurs et des sous-traitants —, et une dette de 690 225 $ à l’Agence de revenu du Canada. 

Les documents mettent le blâme sur la production en temps de covid. Le tournage de La petite mairesse a débuté le 26 juillet 2021 à Sudbury. Les protocoles pour la covid ont entrainé des dépenses supplémentaires plus importantes que prévu. La montée des prix des chambres d’hôtel et de la nourriture cet été-là ont fait grimper les couts de production. Une demande de fonds supplémentaire à la Société de gestion du Fonds du patrimoine du Nord de l’Ontario de 398 000 $ a été refusée, entrainant des difficultés financières supplémentaires.

Des membres de l’équipe de tournage nous ont raconté avoir reçu leur premier paiement, mais le deuxième s’est fait attendre longtemps. 

Malgré les difficultés, La petite mairesse a été complétée et diffusée par TFO et UnisTV en 2022. 

Finalement, CBF aussi à des dettes de 614 633 $ à rembourser, incluant 290 633 $ en impôts à l’Ontario.

Le Voyageur a eu un bref échange de courriel avec la présidente de CBF, Tracy Legault, afin de l’inviter à partager son histoire. Elle n’a pas refusé d’emblée, mais était hésitante. Nous n’avons pas pu organiser une entrevue avant notre heure de tombée. 

Nous partagerons son point de vue si nous pouvons à nouveau entrer en contact avec elle.

Impacts à long terme

Une coréalisatrice des épisodes de La petite mairesse, Marie-Pascale Laurencelle, attend encore le paiement de 31 160 $ à travers son entreprise. Cette perte financière et les démarches pour tenter de récupérer ce qui lui est dû ont eu un impact sur sa santé. Contrairement aux comédiennes et comédiens défendus par l’Union des artistes (UDA), Mme Laurencelle doit faire toutes les démarches elle-même.

Marie-Pascale Laurencelle lors du tournage de La petite mairesse.

Photo : Courtoisie

Elle a déjà vu des productions avoir des petites difficultés financières et retarder des paiements, mais jamais à cette échelle. 

Après le premier paiement autour du 10 aout, elle affirme que plus personne n’a été payé pendant le tournage. «Les gens commençaient à râler, les gens commençaient à ne pas vouloir venir travailler ou à faire du zèle.» Elle dit avoir échappé au pire, parce qu’elle a terminé sa partie au début septembre, mais elle sait que la pression a continué à monter jusqu’à la fin du tournage, à la fin du même mois.

Depuis, Mme Laurencelle a multiplié les démarches, les communications et les mises en demeure pour tenter de se faire rembourser. «Ça m’a mis en burn-out, j’étais vraiment très très mal physiquement et psychologiquement, longtemps très fatiguée, épuisée.» 

Même si cette bataille est difficile, «cette expérience-là, c’est un beau souvenir parce que j’ai fait des belles rencontres; les petits jeunes qu’on a castés là-dessus, les adultes aussi, il y en a avec qui je suis encore en contact», dit-elle.

Mme Laurencelle voit surtout dans les difficultés financières de CBF des problèmes de gestion. Mais elle relève aussi un manque de communication de la part la présidente — qui avait aussi le rôle de productrice exécutive — qui a affecté le moral des participants au tournage de La petite mairesse.

Elle regrette surtout que Mme Legault n’ait pas expliqué davantage à l’équipe de production, ce qui se passait. «Je lui ai dit plein de fois en Zoom : “Tracy, il faut que tu communiques. On peut tout comprendre, mais il faut que tu communiques. Si tu nous updates, […] pour nous dire ce qui arrive. On est capable d’être patient. On a tous eu des problèmes dans la vie. On est capable de comprendre si tu nous expliques la situation et on va être avec toi.”»

L’UDA s’en mêle

Puisque La petite mairesse était une émission pour enfants, il y avait plusieurs jeunes acteurs et actrices; ils ne venaient pas tous de Sudbury. Plusieurs avaient au moins un parent ou un accompagnateur avec eux. Sans paiement pendant plusieurs semaines, ils devaient payer hôtels et nourriture, entre autres. Tout le monde voulait «donner la chance au coureur», raconte Marie-Pascale Laurencelle, et espérait pouvoir tout rembourser une fois qu’ils seraient payés à la fin. 

Estéban Wurtele est un des comédiens qui attend la dernière portion de son salaire.

Photo : Courtoisie

Estéban Wurtele est l’un de ces jeunes comédiens qui attendent encore une partie de l’argent que lui doit CBF. Sa première expérience de tournage était justement avec la compagnie franco-ontarienne, dans Saint-Nickel (2016), aussi tournée à Sudbury. Après cette première expérience positive, il était heureux de retravailler avec Tracy Legault.

Il se rappelle de la grogne qui augmentait de jour en jour pendant le tournage de La petite mairesse. Il se souvient des rencontres sur ce qu’ils pourraient faire, comme arrêter de travailler. Finalement, «en gros ça se pensait, mais on disait que ce n’était pas vraiment un gros problème», que tout finirait par se régler. Ils se disaient qu’une fois que la série serait terminée et achetée par le diffuseur, ils seraient payés.

L’Union des artistes (UDA) est un autre créancier qui attend une somme importante : 473 288 $ selon les documents. C’est l’argent qui est dû aux comédiens qu’elle représente. L’Union est impliquée dans le dossier depuis l’automne 2021, lorsque «les artistes nous ont signifié qu’ils n’avaient pas reçu les cachets comme ils auraient dû les recevoir», explique une porte-parole de l’UDA. 

L’Union a pu récupérer une bonne partie des cachets lorsqu’ils ont appris que la série serait diffusée. Au lieu de laisser les diffuseurs payer la maison de production afin qu’elle paye les artistes, les diffuseurs ont payé une partie importante de leur salaire directement aux comédiens. 

«Présentement, il manque 90 % des droits de suite à aller chercher. Les artistes ont reçu leurs cachets initiaux et 10 % des droits de suite», indique l’UDA. Les droits de suite sont une redevance pour des droits de distribution au-delà de l’entente de diffusion initiale. 

Ne manquez rien de ce que nous publions sur le site.

Le Voyageur offre une vue d’ensemble de la francophonie et de la vie dans le Nord-Est de l’Ontario.

En attente de la suite

Le 18 octobre 2023, l’UDA a obtenu un jugement d’un tribunal d’arbitrage du Québec qui ordonnait à CBF de verser 346 407 $ au syndicat des artistes dans les 10 jours. Neuf jours plus tard, CBF déposait une proposition conformément à la Loi sur la faillite et l’insolvabilité. «Donc, on a un jugement qu’on ne peut pas appliquer», indique l’UDA.

La proposition suggère l’amalgamation de CBF et de ses deux filiales afin de rassembler les actifs. L’espoir est de générer assez de profits avec la vente des droits de diffusion des séries et des documentaires produits par CBF pour rembourser les créanciers.

Une réunion des créanciers a eu lieu le 17 novembre 2023. Cependant, la responsable du dossier chez BDO Canada, Anna Koroneos, a confirmé par écrit au Voyageur que la rencontre a été ajournée sans qu’un vote sur le plan n’ait eu lieu. «Il n’y a pas de date de déterminée pour une nouvelle rencontre alors que nous discutons avec les requêtes de certains créanciers.»

Les documents et l’UDA soulignent par contre que les créanciers pourraient attendre jusqu’à cinq ans avant d’être payés avec le plan suggéré. «On ne peut rien faire d’autre à ce stade-ci. C’est vraiment la justice qui va suivre son cours», souligne la porte-parole de l’UDA. 

Productions appartenant à Carte Blanche Films

Météo+
Les bleus de Ramville
Saint-Nickel
Champlain en vingt fragments
Les meilleurs moments
Amélie et compagnie!
Ingénieux Junior
Les vlogues de Newton
Éllie l’exploratrice
La petite mairesse